1. Les années gelées

 

— Pour un homme de soixante-dix ans, vous êtes en pleine forme, observa le Dr Glazounov en levant les yeux de l’imprimante du Medcom. Je ne vous aurais pas donné plus de soixante-cinq ans.

— Ravi de l’entendre, Oleg. D’autant plus que j’en ai cent trois…, comme vous le savez parfaitement.

— Vous voilà repartit ! On croirait que vous n’avez jamais lu le livre du Pr Roudenko.

— Cette chère vieille Katerina ! Nous avions l’intention de faire une petite fête pour ses cent ans. J’ai été navré qu’elle n’arrive pas jusque-là. Voilà ce que c’est que de passer trop de temps sur Terre.

— Une ironie du sort, puisque c’est elle qui a imaginé ce fameux slogan : « La gravité est la cause de la vieillesse. »

Le Pr Heywood Floyd contempla d’un air pensif le panorama éternellement changeant de la belle planète, à six mille kilomètres seulement, sur laquelle il ne pourrait plus jamais marcher. L’ironie était d’autant plus grande que du fait de l’accident le plus stupide de sa vie, il était encore en excellente santé alors que presque tous ses vieux amis étaient morts.

Il était de retour sur Terre depuis une semaine lorsque, en dépit de tous les avertissements et de sa propre détermination à éviter qu’une chose pareille ne lui arrive, il était tombé d’un balcon du deuxième étage. (Bien sûr, il avait fait la fête mais il l’avait mérité, il était un héros dans le nouveau monde où Leonov était revenu.) Des complications avaient suivi les fractures multiples, qui ne pouvaient être bien soignées qu’à l’hôpital spatial Pasteur.

C’était en 2015. Et maintenant – il n’arrivait pas à y croire réellement mais le calendrier était là, sur le mur – on était en 2061.

L’horloge biologique d’Heywood Floyd n’avait pas seulement été ralentie par le sixième de gravité de l’hôpital ; deux fois dans sa vie elle avait été inversée. On estimait à présent – encore que ce fût un sujet de contestation pour certaines autorités – que l’hibernation faisait davantage qu’arrêter le processus du vieillissement, elle provoquait un rajeunissement. En réalité, durant le voyage aller-retour à Jupiter, Floyd avait rajeuni.

— Vous croyez donc sincèrement que je puis y aller sans risques ?

— Rien dans cet univers n’est sans risques. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il n’y a aucune objection physiologique. Votre environnement sera à peu près le même à bord d’Univers qu’ici, après tout. Vous n’y trouverez peut-être pas tout à fait l’équivalent de notre science médicale… euh… superlative, mais le Mahindran connaît son affaire. Si un problème le dépasse, il pourra toujours vous remettre en hibernation et vous envoyer à nous en port dû.

C’était le verdict que Floyd avait espéré et, pourtant, son plaisir était mêlé de tristesse. Il allait s’absenter pendant des semaines de la demeure qu’il occupait depuis près d’un demi-siècle et quitter les nouveaux amis des dernières années. Et si Univers était un vaisseau de luxe, comparé au rudimentaire Leonov (planant maintenant très haut au-dessus de Farside, une des principales pièces du musée Lagrange), il y avait quand même toujours un élément de risque dans tout voyage spatial prolongé. Surtout un voyage comme cette expédition de reconnaissance dans laquelle il s’apprêtait à embarquer…

Cependant, c’était peut-être précisément cela qu’il recherchait, même à cent trois ans (ou, selon le compte gériatrique complexe de la regrettée Pr Katerina Roudenko, soixante-cinq ans encore verts et gaillards). Depuis dix ans, il ressentait une sorte d’agitation croissante, de vague insatisfaction dans une vie trop confortable et trop bien ordonnée.

En dépit de tous les projets passionnants imaginés autour du système solaire – le renouveau de Mars, l’établissement de la base Mercure, l’aménagement de Ganymède –, il ne trouvait aucun but auquel réellement s’intéresser et auquel consacrer son énergie, encore considérable. Deux siècles plus tôt, un des premiers poètes de l’ère scientifique avait résumé à la perfection ses sentiments, en parlant par la bouche d’Odysseus-Ulysse :

 

Une vie après l’autre

C’était encore trop court et de l’une des miennes

Il ne reste presque rien ; mais chaque heure est gagnée

Sur l’éternel silence, quelque chose de plus,

La promesse de nouveautés : et vil me semblait-il

De garder trois soleils pour moi

Et cet esprit gris brûlant du désir

De suivre le savoir comme une étoile filante,

Au-delà de l’ultime limite de la pensée humaine.

 

« Trois soleils », vraiment ! Ils étaient plus de quarante : Ulysse aurait été surpris. Mais les vers suivants – qu’il connaissait si bien – étaient encore plus appropriés :

 

Il se peut que les golfes nous engloutissent ;

Il se peut que nous abordions aux Iles Heureuses,

Pour voir le grand Achille, que nous connaissions.

Bien que nous ayons beaucoup pris, beaucoup nous attend encore et si

Nous ne sommes plus cette force qui autrefois

Remuait ciel et terre, ce que nous sommes, nous le sommes ;

L’humeur égale des cœurs héroïques,

Affaiblis par le temps et le sort mais forts d’une volonté

D’agir, de chercher, de trouver sans jamais céder.

 

« De chercher, de trouver… » Eh bien, il savait maintenant ce qu’il allait chercher et trouver, parce qu’il savait exactement où cela serait. À moins d’un accident catastrophique, cela ne pourrait en aucune façon lui échapper.

Ce n’était pas un but auquel il avait pensé consciemment, et aujourd’hui encore il ne savait pas pourquoi il avait pris une telle importance. Il s’était cru immunisé contre la fièvre qui une fois de plus saisissait l’humanité – c’était la seconde fois dans sa vie ! – mais peut-être se trompait-il. À moins que l’invitation inattendue à faire partie de la courte liste de personnalités invitées à bord d’Univers n’ait attisé son imagination et éveillé un enthousiasme dont il ne se croyait plus capable.

Il y avait une autre possibilité. Après tant d’années, il se rappelait encore la déception qu’avait été pour le grand public la rencontre de 1986. C’était maintenant l’occasion – la dernière pour lui, la première pour l’humanité – de compenser, et même au-delà, toute désillusion antérieure.

Jadis, au XXe siècle, seuls les survols étaient possibles. Cette fois, ce serait un véritable atterrissage, un événement aussi sensationnel que les premiers pas sur la Lune d’Armstrong et d’Aldrin.

Le Pr Heywood Floyd, vétéran de la mission de 2010-2015 vers Jupiter, laissa son imagination s’envoler vers la visiteuse spatiale en route pour son prochain rendez-vous avec son périhélie, prenant de la vitesse seconde par seconde alors qu’elle s’apprêtait à contourner le Soleil. Entre les orbites de la Terre et de Vénus, la plus célèbre de toutes les comètes rencontrerait le paquebot spatial Univers, encore inachevé, durant son vol inaugural.

Le lieu exact de rencontre n’était pas encore fixé, mais sa propre décision était déjà prise.

— Halley… me voici, murmura Heywood Floyd.

 

2. Première vision

 

Il est faux que l’on doive quitter la Terre pour apprécier la totale splendeur des cieux. Même dans l’espace, le firmament étoilé n’est pas aussi magnifique que lorsqu’on le contemple d’une haute montagne, par une nuit parfaitement claire, loin de toute source de lumière artificielle. Si les étoiles paraissent plus brillantes au-delà de l’atmosphère, l’œil ne peut réellement noter la différence ; et le spectacle bouleversant de la moitié de la sphère céleste, d’un seul coup d’œil, dépasse ce que peut offrir n’importe quel observatoire.

Mais Heywood Floyd était plus que satisfait de la vision de l’univers qui lui était réservée, surtout dans les moments où sa cabine était du côté obscur de l’hôpital spatial qui tournait lentement sur lui-même. Il n’y avait alors dans le champ rectangulaire de sa vision que des étoiles, des planètes, des nébuleuses et, à l’occasion, occultant tout le reste, l’éclat insoutenable de Lucifer, le nouveau rival du Soleil.

Dix minutes environ avant le début de sa nuit artificielle, il éteignait toutes les lumières de la cabine, même la veilleuse rouge de secours, pour être dans une obscurité totale. Assez tard dans la vie, pour un ingénieur spatial, il avait découvert les plaisirs de l’astronomie, et il était maintenant capable d’identifier presque toutes les constellations, même s’il n’en apercevait qu’une petite partie.

Presque toutes les « nuits » de ce mois de mai, la comète passait à l’intérieur de l’orbite de Mars et il avait situé son emplacement sur les cartes célestes. Bien que ce fût un objet facile à découvrir avec de bonnes jumelles, Floyd avait obstinément refusé leur secours ; il avait envie de mettre à l’épreuve l’acuité de sa vue et de savoir comment ses yeux vieillissants relèveraient le défi. Deux astronomes de l’observatoire de Mauna Kea prétendaient avoir déjà observé la comète à l’œil nu, mais personne ne les croyait et des affirmations semblables venant de quelques résidents de Pasteur s’étaient heurtées à un même scepticisme.

Mais ce soir on prévoyait une magnitude de six, au moins ; il aurait peut-être de la chance. Il traça une ligne de Gamma à Epsilon, posa sur elle un triangle équilatéral imaginaire, et en regarda le sommet comme si du seul fait de sa volonté, sa vue pouvait traverser le système solaire.

Et elle était là ! Telle qu’il l’avait vue pour la première fois, soixante-seize ans plus tôt, discrète mais parfaitement reconnaissable. S’il n’avait pas su exactement où regarder, il n’aurait rien remarqué ou aurait simplement cru à une lointaine nébuleuse. À l’œil nu, ce n’était qu’une minuscule tache de brume, parfaitement ronde ; en dépit de tous ses efforts, il fut incapable de détecter la moindre trace de queue. Mais la petite escadrille de sondes qui escortait la comète depuis des mois avait déjà enregistré les premiers jaillissements de poussières et de gaz qui créeraient bientôt un panache étincelant traversant le champ des étoiles, s’éloignant en droite ligne de son créateur, le Soleil.

Heywood Floyd avait observé comme tout le monde la transformation du noyau froid, sombre – non, presque noir –, à son entrée à l’intérieur du système solaire. Après soixante-dix ans de congélation, le mélange complexe d’eau, d’ammoniac liquide et autres glaçons se mettait à se dégeler et à bouillonner. Une montagne volante à peu près de la forme – et de la taille – de l’île de Manhattan se changeait en un crachat cosmique toutes les cinquante-trois heures ; tandis que la chaleur du Soleil pénétrait la croûte isolante, la vaporisation des gaz faisait ressembler la comète de Halley à une chaudière à vapeur affligée de fuites. Des jets de vapeur d’eau, mêlée à de la poussière et à un brouet de sorcière de produits chimiques organiques, fusaient par une demi-douzaine de petits cratères ; le plus grand, à peu près de la superficie d’un terrain de football, entrait régulièrement en éruption environ deux heures après l’aurore locale. Cela ressemblait tout à fait à un geyser terrestre ; on l’avait baptisé, naturellement, comme celui du parc de Yellowstone, Old Faithful.

Il avait déjà des fantasmes, il s’imaginait au bord de ce cratère, attendant que le Soleil se lève sur le sombre paysage convulsé qu’il connaissait déjà si bien par les photos de l’espace. Bien sûr, le contrat ne parlait pas d’une sortie des passagers – mais seulement de l’équipage et du personnel scientifique – quand le vaisseau se poserait sur Halley.

D’un autre côté, il n’y avait rien, même dans les petits caractères, pour l’interdire formellement.

Ils auront du mal à me retenir, pensa Heywood Floyd ; je suis sûr de pouvoir encore me débrouiller avec une combinaison spatiale. Et si je me trompe…

Il se souvint d’avoir lu qu’un visiteur du Taj Mahal avait dit une fois : « Je mourrais demain, pour un mausolée comme celui-là. »

Il se serait volontiers contenté de la comète de Halley.

 

3. Rentrée

 

Même sans tenir compte de cet accident embarrassant, le retour sur Terre n’avait pas été facile.

Le premier choc s’était produit peu de temps après la réanimation, quand le Dr Roudenko l’avait éveillé de son long sommeil. Walter Curnow se tenait hésitant à côté d’elle et, même dans son état de semi-conscience, Floyd comprit que quelque chose n’allait pas ; leur plaisir de le revoir était un peu trop exagéré et dissimulait mal une certaine tension. Et ils attendirent qu’il soit complètement remis pour lui annoncer que le Dr Chandra n’était plus parmi eux.

Quelque part au-delà de Mars, si imperceptiblement que les appareils de surveillance ne pouvaient préciser le moment, il avait tout simplement cessé de vivre. Son corps, lancé à la dérive dans l’espace, avait continué de suivre l’orbite de Leonov jusqu’à ce qu’il fût consumé par les feux du Soleil.

La cause de la mort était absolument inconnue et Max Brailovsky exprimait une opinion bien peu scientifique mais que le médecin-commandant Katerina Roudenko elle-même ne tentait pas de réfuter.

— Il ne pouvait pas vivre sans Hal.

Walter Curnow fut le seul à ajouter son avis :

— Je me demande comment Hal prendra cela. Peut-être par là-bas, est-on à l’écoute de toutes nos émissions. Tôt ou tard, il l’apprendra.

Et maintenant, Curnow avait disparu aussi, ils avaient tous disparu sauf la petite Xénia. Il ne l’avait pas vue depuis vingt ans mais sa carte arrivait ponctuellement, tous les ans à Noël. La dernière était encore épinglée au-dessus du bureau de Floyd ; elle représentait une troïka chargée de cadeaux, lancée au galop dans les neiges d’un hiver russe, surveillée par une bande de loups à l’air terriblement affamé.

Quarante-cinq ans ! Il lui semblait parfois que c’était hier que Leonov était retourné sur l’orbite de la Terre, sous les applaudissements de toute l’humanité. Des applaudissements curieusement discrets, cependant, respectueux mais manquant de véritable enthousiasme. La mission vers Jupiter était une trop grande réussite ; elle ouvrait une boîte de Pandore dont on ignorait encore le contenu.

Quand le monolithe noir, appelé Tycho (ou AMT-1, Anomalie magnétique n° 1), avait été sondé sur la Lune, seule une poignée d’hommes étaient au courant de son existence. Ce n’est qu’après le malheureux voyage de Discovery vers Jupiter que le monde avait appris que quarante millions d’années plus tôt une autre intelligence était passée par le système solaire et y avait laissé sa carte de visite. La nouvelle fut une révélation, mais pas une surprise, on s’attendait depuis des décennies à quelque chose de ce genre. Et puis cela paraissait tellement vieux, bien antérieur à l’apparition de l’Homme. Quant au mystérieux accident dont Discovery avait été victime autour de Jupiter, rien ne prouvait que ce fût autre chose qu’un mauvais fonctionnement à bord. Les conséquences philosophiques de la découverte de Tycho – AMT – n’étaient pas négligeables mais, en principe, l’humanité était toujours seule dans l’univers.

Maintenant, ce n’était plus vrai. À quelques minutes-lumière à peine – ce qui n’était qu’un jet de pierre dans le cosmos –, il y avait une intelligence capable de créer une étoile et, dans un insondable dessein, de détruire une planète mille fois grande comme la Terre. Pis encore, cette intelligence avait révélé sa connaissance de l’existence de l’humanité par le dernier message diffusé par Discovery, depuis les lunes de Jupiter, avant que la naissance flamboyante de Lucifer ne détruise cette planète :

 

TOUS CES MONDES SONT À VOUS SAUF EUROPE.

N’ESSAYEZ PAS DE VOUS Y POSER.

 

La nouvelle étoile étincelante avait banni la nuit – sauf pendant les quelques mois par an qu’elle passait derrière le Soleil –, apportant à l’humanité à la fois l’espoir et la peur. La peur, parce que l’inconnu, surtout quand il paraît lié à l’omnipotence, ne peut manquer de provoquer une émotion aussi primitive. L’espoir, à cause des transformations que cet événement apportait à la politique internationale.

On avait souvent dit que la seule chose susceptible de réaliser l’union de l’humanité serait un danger venu de l’espace. Nul ne savait si Lucifer était un danger mais c’était indiscutablement un défi. Et cela suffisait, les événements le prouvèrent.

Heywood Floyd avait suivi les métamorphoses géopolitiques depuis son poste d’observation de Pasteur, presque comme s’il était lui-même un extraterrestre. Au commencement, il n’avait aucune intention de rester dans l’espace une fois sa guérison achevée. Cependant, à l’irritation et à la confusion de ses médecins, sa convalescence avait traîné pendant un temps déraisonnable.

Quand il considérait le passé, maintenant qu’il avait retrouvé la tranquillité, Floyd savait exactement pourquoi ses os avaient refusé de se raccommoder. Il ne souhaitait tout simplement pas retourner sur Terre : il n’y avait rien pour lui sur l’étincelant globe bleu et blanc qui emplissait son ciel. Par moments, il comprenait que Chandra n’avait peut-être pas eu la volonté de vivre.

C’était tout à fait par hasard qu’il n’avait pas partagé avec sa première femme ce vol en Europe. Maintenant Marion était morte, son souvenir semblait faire partie d’une autre vie, appartenant à un autre, et leurs deux filles étaient d’amicales étrangères, avec des familles bien à elles.

Mais c’étaient ses propres agissements qui lui avaient fait perdre Caroline, bien qu’il n’ait guère eu de choix dans l’affaire. Elle n’avait jamais compris – et l’avait-il compris lui-même ? – pourquoi il avait quitté la magnifique maison qu’ils avaient construite ensemble pour aller s’exiler pendant des années dans ces solitudes gelées loin du Soleil.

Il avait su, avant même que la mission fût à moitié terminée, que Caroline n’attendrait pas mais il avait espéré que Chris lui pardonnerait. Et cette consolation lui avait été refusée ; son fils était resté trop longtemps sans père. Lorsque Floyd était revenu, Chris en avait trouvé un autre en la personne de l’homme qui le remplaçait dans la vie de Caroline. La séparation était consommée ; Floyd avait cru qu’il ne s’en remettrait jamais, mais naturellement il s’en était remis… plus ou moins.

Son corps avait astucieusement conspiré avec ses désirs inconscients. Quand il revint sur Terre après sa convalescence prolongée sur Pasteur, il présenta rapidement des symptômes si alarmants – dont quelque chose qui ressemblait de façon inquiétante à une nécrose osseuse – qu’il fut immédiatement renvoyé sur orbite. Et il y resta, en dehors de quelques excursions sur la Lune, parfaitement adapté à la vie de l’hôpital spatial sous un régime de zéro à un sixième de gravité.

Il n’était pas un ermite, loin de là. Avant même la fin de sa convalescence, il dictait des rapports, il apportait son témoignage à d’innombrables commissions, donnait des interviews à des représentants des médias. Il était célèbre et cela ne lui déplaisait pas du tout… tant que cela durait. Cela compensait ses blessures morales.

La première décennie – 2020 à 2030 – passa si vite, apparemment, qu’il avait du mal à présent à se la rappeler en détail. Il y avait eu les crises, les catastrophes, les crimes, les scandales habituels, notamment le grand tremblement de terre californien, qu’il avait suivi avec une fascination horrifiée sur les écrans d’observation de la station orbitale. Pris au téléobjectif, quand les conditions étaient favorables, il avait distingué individuellement les êtres humains ; mais en les regardant de haut, comme l’œil de Dieu, il lui fut impossible de s’identifier avec ces petits points affolés fuyant les villes en flammes. Seules les caméras au sol avaient révélé toute l’étendue de l’horreur.

Durant cette décennie, même si les résultats ne devaient être apparents que plus tard, les plaques tectoniques de la politique se déplaçaient aussi inexorablement que celles de la géologie, mais dans un sens opposé, comme si le temps s’écoulait à rebours. Car, au commencement, la Terre ne portait que le seul super-continent de Pangée, qui au cours des âges s’était fendu et séparé ; de même l’espèce humaine, en innombrables tribus et nations. Maintenant tout se raccordait tandis que les anciennes divisions linguistiques et culturelles commençaient à s’estomper.

Lucifer avait accéléré le processus, sans doute, mais cela avait commencé bien plus tôt, quand l’avènement du jet avait déclenché l’explosion du tourisme international. Presque au même moment – ce n’était pas une coïncidence, naturellement – les satellites et les fibres optiques révolutionnaient les communications. Avec l’abolition historique des surtaxes longue distance, le 31 décembre 2000, tous les coups de téléphone étaient devenus des appels locaux et la race humaine avait accueilli le nouveau millénaire en bavardant comme une gigantesque famille.

Comme la plupart des familles, elle ne vivait pas toujours en bonne entente, mais ses querelles ne menaçaient plus la planète entière. La seconde – et dernière guerre nucléaire – n’utilisa pas plus de bombes atomiques que la première ; précisément deux. Et si le kilotonnage fut plus important, les pertes furent infiniment moindres, car toutes deux furent lancées contre des installations pétrolières très peu peuplées. À ce moment-là les Trois Grands, les USA, l’URSS et la Chine, agirent avec une rapidité et une sagesse louables, fermant hermétiquement la zone de guerre jusqu’à ce que les combattants survivants aient retrouvé la raison.

Durant les années 2020 à 2030, une guerre entre les grandes puissances était aussi inconcevable que cent ans plus tôt entre les États-Unis et le Canada. Ce n’était pas dû à une amélioration de la nature humaine, ni à aucun autre facteur que la prédominance de l’instinct de vie sur l’instinct de mort. Une grande partie du mécanisme de la paix n’était même pas consciemment organisée ; quand les hommes politiques se penchèrent sur ce problème, ils se rendirent compte alors que tout était en place et fonctionnait bien…

Aucun homme d’État, aucun militant d’aucune confession n’avait eu l’idée du mouvement « Otage de paix » ; le nom même fut imaginé bien après que l’on eut remarqué qu’à n’importe quel moment, il y avait toujours cent mille touristes russes aux États-Unis, et un demi-million d’Américains en Union soviétique, se livrant pour la plupart à leur passe-temps favori, se plaindre de l’intendance. Et surtout que ces deux groupes contenaient un nombre non négligeable d’individus de quelque importance, représentants de la fortune, des privilèges ou du pouvoir politique.

Il n’était de toute façon déjà plus possible, même si on l’avait voulu, de préparer une guerre sur une grande échelle. L’Âge de la Transparence était né dans les années 1990, quand des médias entreprenants s’étaient mis à lancer des satellites photographiques sur les mêmes orbites que les militaires utilisaient depuis trente ans. Le Pentagone et le Kremlin étaient furieux mais ils n’étaient pas de taille à résister à Reuters, à l’Associated Press et aux caméras de l’Orbital News Service qui ne dormaient jamais et fonctionnaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

En 2060, même si le monde n’avait pas totalement désarmé, il était pacifié et les cinquante armes nucléaires conservées étaient toutes sous contrôle international. L’élection d’un monarque populaire, Edouard VIII, en tant que premier président planétaire, n’avait pratiquement pas soulevé d’opposition : une douzaine d’États à peine étaient entrés en dissidence. Par ordre de superficie et d’importance, ils allaient de la Suisse obstinément neutre (dont les restaurants et les hôtels accueillaient néanmoins à bras ouverts les nouveaux fonctionnaires) aux Malouines toujours aussi farouchement indépendantes qui résistaient à toutes les tentatives des Britanniques et des Argentins, exaspérés de se les rejeter les uns aux autres.

Le démantèlement de la vaste industrie entièrement parasitaire de l’armement avait donné à l’économie mondiale un essor sans précédent – peut-être pas toujours parfaitement sain mais les matières premières vitales et les cerveaux de l’ingénierie n’étaient plus voués à la destruction. Ils pouvaient être utilisés au contraire à réparer les ravages et à rattraper la négligence des siècles, à reconstruire le monde.

Et à en construire de nouveaux. L’humanité découvrait « l’équivalent moral de la guerre », un défi capable d’absorber le surplus énergétique de la race… pour autant de millénaires dans l’avenir que l’on oserait rêver.

 

4. Magnat

 

À sa naissance, William Tsung fut désigné comme « le bébé le plus cher du monde » ; il ne conserva ce titre que pendant deux ans, après quoi il lui fut volé par sa sœur. Elle le détenait encore et maintenant que les Lois familiales avaient été abrogées, elle le conserverait toujours.

Leur père, le légendaire Sir Lawrence, était né au temps où la Chine avait remis en vigueur la règle stricte : « Une famille, un enfant. » Sa génération avait fourni aux psychologues et aux sociologues scientifiques matière à d’interminables études. N’avoir ni frère ni sœur et, dans bien des cas, ni oncle ni tante, c’était un fait unique dans l’histoire humaine. Le mérite en revenait à la faculté d’adaptation de l’espèce ou au système familial chinois, c’était une question qui ne serait probablement jamais réglée : le fait demeurait que les enfants de cette curieuse époque étaient a priori remarquablement exempts de problèmes affectifs – mais était-ce si évident ? Sir Lawrence avait tout fait, spectaculairement, pour compenser l’isolement de son enfance.

Quand son second enfant naquit, en 2022, le permis était devenu obligatoire. On pouvait avoir autant d’enfants que l’on voulait à condition d’acquitter le tarif prévu. (Les communistes de la Vieille Garde n’étaient pas les seuls à trouver ce système tout à fait aberrant mais ils étaient battus aux voix par leurs collègues pragmatiques de la nouvelle République démocratique populaire.)

Le premier et le deuxième étaient gratuits. Le troisième coûtait un million de sols. Le quatrième deux millions. Le cinquième quatre millions et ainsi de suite. Le fait qu’il n’existât, théoriquement, aucun capitaliste dans la République populaire était joyeusement ignoré.

Le jeune M. Tsung (cela se passait, naturellement, des années avant que le roi Edouard le fasse grand commandeur de l’ordre de l’Empire britannique) ne révéla jamais s’il avait un objectif en vue ; il n’était encore qu’un millionnaire ordinaire quand son cinquième enfant naquit. Mais il n’avait alors que quarante ans et, quand il réalisa que l’achat de Hong Kong n’avait pas écorné son capital autant qu’il le craignait, il s’aperçut qu’il avait sous la main une réserve considérable.

Ainsi le voulait la légende… mais comme bien d’autres histoires sur Sir Lawrence, il était difficile de démêler le vrai du faux. Il n’y avait certainement rien de fondé dans la rumeur prétendant qu’il avait fait fortune grâce à une édition pirate, de la taille d’un carton à chaussures, de la bibliothèque du Congrès américaine. Tout le trafic autour du Module de mémoire moléculaire était une opération d’outre-Terre, rendue possible par le refus des États-Unis de signer le traité Lunaire.

Si Sir Lawrence n’était pas multitrillionnaire, le consortium d’entreprises qu’il avait créées faisait de lui la principale puissance financière de la Terre, ce qui n’était pas une mince réussite pour le fils d’un humble colporteur de vidéocassettes dans ce que l’on appelait encore les Nouveaux Territoires. Il ne prêta probablement aucune attention aux huit millions du sixième enfant ni même aux trente-deux du huitième. Les soixante-quatre qu’il dut avancer pour le neuvième lui valurent une publicité mondiale et après le dixième, les paris engagés sur ses projets d’avenir dépassèrent fort probablement les deux cent cinquante-six millions que lui auraient coûté l’enfant suivant. Cependant, à ce moment, Lady Jasmine, qui cachait un tempérament de fer derrière son comportement tranquille, estima que la dynastie Tsung était suffisamment établie.

Ce fut tout à fait par hasard (si une telle chose existe) que Sir Lawrence en vint à s’intéresser aux affaires spatiales. Il possédait, bien entendu, de nombreuses et importantes compagnies maritimes et aéronautiques, mais elles étaient dirigées par ses cinq fils et leurs associés. La véritable passion de Sir Lawrence allait aux communications, à la presse écrite (les rares journaux qui restaient), aux livres, aux magazines (papier et électroniques) et, par-dessus tout, aux réseaux planétaires de télévision.

Il acheta alors l’ancien et magnifique Peninsular Hotel qui, aux yeux d’un petit Chinois pauvre, avait jadis été le symbole même de la richesse et du pouvoir ; il en fit sa résidence et son siège social. Il l’entoura d’un admirable parc, tout simplement en reléguant sous terre les énormes centres commerciaux (la Laser Excavation Corporation nouvellement fondée fit fortune dans l’affaire et donna l’exemple à de nombreuses autres grandes villes).

Un jour, alors qu’il admirait le panorama incomparable de la cité, de l’autre côté de la rade, il décida qu’une nouvelle amélioration s’imposait. La vue depuis les étages inférieurs du Peninsular était bouchée depuis des dizaines d’années par un grand bâtiment ressemblant à une balle de golf écrasée. Sir Lawrence estima qu’il devait disparaître.

Le directeur du Planétarium de Hong Kong – considéré comme un des cinq meilleurs du monde – ne partageait pas son avis et, bientôt, Sir Lawrence fut enchanté de découvrir quelqu’un qu’il ne pouvait acheter à aucun prix. Les deux hommes devinrent de grands amis mais quand le Pr Hessenstein organisa une présentation spéciale pour le soixantième anniversaire de Sir Lawrence, il ne se doutait guère qu’il allait contribuer à changer l’histoire du système solaire.

 

5. Hors de la glace

 

Plus de cent ans après que Zeiss eut fabriqué le premier prototype à Iéna en 1924, il y avait encore quelques projecteurs planétaires optiques en utilisation, spectaculairement dirigés vers le ciel. Mais Hong Kong avait mis à la retraite, depuis des décennies, cet instrument de troisième génération au profit d’un système électronique beaucoup plus performant. L’immense coupole était constituée pour l’essentiel d’un écran de télévision géant, composé de milliers de panneaux, sur lesquels n’importe quelle image pouvait être transmise.

Le programme débuta – inévitablement – par un hommage à l’inventeur inconnu de la fusée, quelque part en Chine au cours du XIIIe siècle. Les cinq premières minutes présentèrent un résumé historique accéléré, qui ne rendait sans doute pas tout l’honneur dû aux pionniers russes, allemands et américains, afin de mieux se concentrer sur la carrière du Pr Hsue-Shen Tsien. Mais on pouvait pardonner à ses compatriotes à ce moment et en ce lieu de lui donner une importance aussi grande dans l’histoire du développement de la fusée qu’à Goddard, von Braun ou Korolyev. Ils avaient indiscutablement de bonnes raisons de s’indigner de son arrestation aux États-Unis, à la suite d’un coup monté, alors qu’après avoir aidé à créer le célèbre Jet Propulsion Laboratory, et été nommé premier professeur à la chaire Goddard de Cal’Tech, il avait décidé de retourner dans son pays natal.

Le lancement du premier satellite chinois par la fusée Longue Marche I en 1970 fut à peine mentionné, peut-être parce qu’à ce moment-là les Américains avaient déjà marché sur la Lune. Mais le XXe siècle fut à vrai dire expédié en quelques minutes, pour arriver plus vite à 2007 et à la construction secrète du vaisseau spatial Tsien… sous les yeux du monde entier.

Le narrateur n’insista pas outre mesure sur la consternation des autres puissances spatiales quand une station présumée chinoise jaillit tout à coup de son orbite et fonça vers Jupiter pour devancer la mission russo-américaine du vaisseau Cosmonaute Alexeï Leonov. L’histoire était assez spectaculaire – et tragique – pour se passer de fioritures.

Malheureusement, il restait très peu de documents visuels authentiques pour l’illustrer ; le programme devait surtout compter sur les effets spéciaux et sur une reconstitution intelligente d’après des études photographiques à longue portée effectuées par la suite. Durant son bref séjour à la surface glacée d’Europe, l’équipe de Tsien avait été bien trop occupée pour tourner des documentaires télévisés ou même pour installer une caméra automatique. Néanmoins, les paroles prononcées à l’époque suffisaient à évoquer le drame du premier atterrissage sur les lunes de Jupiter. Le commentaire diffusé du Leonov par Heywood Floyd plantait admirablement le décor et il ne manquait pas de photos d’Europe pour l’illustrer.

« En ce moment précis je regarde Europe à l’aide du plus puissant des télescopes à bord, et le satellite m’apparait dix fois plus grand que la Lune telle que vous pouvez la voir de la Terre à l’œil nu. Et c’est vraiment un spectacle étrange.

» La surface est d’un rose uni semé de rares taches brunes. Elle est couverte d’un réseau complexe de lignes très minces qui tournent et se croisent dans tous les sens. En fait, on dirait tout à fait une photo tirée d’un manuel d’anatomie, montrant la structure des veines et des artères.

» Quelques-unes de ces lignes ont des centaines ou même des milliers de kilomètres et ressemblent assez aux canaux imaginaires que Percival Lowell et d’autres astronomes du début du XXe siècle avaient cru voir sur Mars.

» Mais les canaux d’Europe ne sont pas une illusion, même si, bien sûr, ils ne sont pas artificiels. De plus, ils contiennent effectivement de l’eau, ou du moins de la glace. Car le satellite est presque entièrement recouvert par un océan profond en moyenne de cinquante kilomètres.

» Europe est tellement loin du Soleil que sa température de surface est extrêmement basse : environ cent cinquante degrés au-dessous de zéro. On s’attendrait donc à ce que cet océan soit entièrement pris par les glaces.

» De façon surprenante, ce n’est pas le cas, parce qu’une grande quantité de chaleur est engendrée à l’intérieur d’Europe par les marées gravifiques, celles qui alimentent les grands volcans d’Io, la lune voisine.

» De sorte que la glace est sans cesse en train de fondre, de se briser et de geler à nouveau, formant des failles et des crevasses comme les banquises de nos propres régions polaires. C’est ce réseau complexe de failles que j’ai actuellement sous les yeux : la plupart sont noires, très anciennes, elles ont peut-être des millions d’années. Mais certaines sont parfaitement blanches, ce sont les nouvelles failles qui viennent de s’ouvrir et dont la croûte n’a que quelques centimètres d’épaisseur.

» Tsien s’est posé juste à côté d’une de ces failles récentes, une ligne de quinze cents kilomètres qui a été baptisée le Grand Canal. On suppose que les Chinois veulent pomper de l’eau dans leurs réservoirs pour être en mesure d’explorer le système jovien et de retourner ensuite vers la Terre. Ce ne sera peut-être pas facile, mais ils ont certainement choisi leur point d’atterrissage avec le plus grand soin, et ils doivent savoir ce qu’ils font.

» La raison pour laquelle ils ont pris un tel risque est maintenant évidente, ainsi que celle pour laquelle ils revendiquent Europe : une base de ravitaillement. Europe peut devenir la clef du système solaire tout entier… »

Mais cela ne s’était pas passé ainsi, pensa Sir Lawrence, confortablement installé dans son luxueux fauteuil, sous le disque strié et marbré emplissant son ciel artificiel. Les océans d’Europe étaient encore inaccessibles à l’Humanité, pour des raisons qui demeuraient mystérieuses. Et non seulement inaccessibles mais invisibles ; depuis que Jupiter était devenu un soleil, ses deux satellites intérieurs avaient disparu sous les nuages de vapeur fusant de leur centre. Il regardait Europe telle qu’elle était en 2010, et non telle qu’elle était à présent.

Il n’était encore qu’un enfant à l’époque mais il se rappelait la fierté qu’il avait éprouvée en sachant que ses compatriotes – même s’il n’approuvait pas leur politique – étaient sur le point d’effectuer le premier atterrissage sur un monde vierge.

Il n’y avait pas eu de caméras, bien sûr, pour enregistrer cet atterrissage mais la reconstitution était superbe. On pouvait réellement croire que c’était le vaisseau spatial condamné qui tombait en silence du ciel d’un noir de jais vers le paysage glacé d’Europe et se posait sur le ruban décoloré d’eau récemment gelée baptisé Grand Canal.

Tout le monde savait ce qui s’était ensuite passé : sagement sans doute, on n’avait pas tenté de le reproduire visuellement. L’image d’Europe s’était estompée et avait été remplacée par une photo aussi familière pour les Chinois que celle de Youri Gagarine pour les Russes. Celle de Rupert Chang le jour de sa remise de diplôme, en 1989, un jeune étudiant sérieux, semblable à un million d’autres, totalement ignorant du rendez-vous qu’il aurait avec l’Histoire vingt ans plus tard.

Brièvement, sur un fond de musique douce, le commentateur résuma les principales étapes de la carrière du Pr Chang, jusqu’à son affectation comme officier scientifique à bord de Tsien. Telles des coupes dans le temps, les photos vieillissaient, jusqu’à la dernière, prise immédiatement avant la mission.

Sir Lawrence fut heureux de l’obscurité du Planétarium ; ses amis et ses ennemis auraient été surpris de lui voir les larmes aux yeux tandis qu’il écoutait le message que le Pr Chang diffusait vers Leonov, sans même savoir qu’il serait reçu :

« … sais que vous êtes à bord de Leonov… n’ai peut-être pas beaucoup de temps… dirige l’antenne de ma combinaison où je crois… »

Le signal s’évanouit pendant quelques secondes angoissantes, puis revint, beaucoup plus clair, mais guère plus puissant.

« … relayez cette information à la Terre. Tsien a été détruit il y a trois heures. Suis le seul survivant. Je n’ai que la radio de ma combinaison – ne sais pas si elle porte assez loin, mais c’est la seule chance. Faites très attention à ce qui suit. LA VIE EXISTE SUR EUROPE. Je répète : LA VIE EXISTE SUR EUROPE… »

Le signal disparut de nouveau.

« … peu après minuit, heure locale. Les pompes avaient un débit régulier et les réservoirs étaient presque à moitié pleins. Le Dr Lee et moi sommes sortis vérifier l’isolation des canalisations. Tsien se trouve – se trouvait – à environ trente mètres du bord du Grand Canal. Les tuyaux partaient de la coque et plongeaient directement dans la glace. Très mince. Dangereux d’y marcher. Les couches chaudes…

Encore un long silence.

« … sans problèmes. Un éclair de cinq kilowatts a frappé le vaisseau. Comme un arbre de Noël. Magnifique. La lumière a traversé la couche de glace. Le Dr Lee l’a vue en premier, une énorme masse sombre qui montait des profondeurs. D’abord nous avons cru que c’était un banc de poissons – trop grand pour un organisme unique – puis il a commencé à traverser la banquise…

» … comme d’immenses filaments d’algues humides qui rampaient sur le sol. Lee est retourné très vite au vaisseau prendre une caméra, je suis resté pour observer et les tenir au courant par radio. La chose avançait si lentement que j’aurais facilement pu la distancer. J’étais beaucoup plus excité qu’alarmé. Je croyais savoir le genre de créature que c’était – j’ai vu des photos des forêts de varech au large de la Californie – mais je me trompais lourdement.

» … Je voyais qu’elle avait des problèmes. Il était impossible qu’elle survive à cent cinquante degrés au-dessous de sa température habituelle. Elle gelait à mesure qu’elle avançait – il en tombait des morceaux, comme du verre brisé – néanmoins elle continuait à se diriger vers le vaisseau, de plus en plus lentement, comme une vague noire.

» J’étais encore si surpris que je ne pensais pas clairement, je n’imaginais pas ce qu’elle essayait de faire…

» … montant le long du vaisseau, bâtissant à mesure une sorte de tunnel de glace. Peut-être cela la protégeait-il du froid – comme les termites se protègent du soleil avec leurs petits tunnels de boue.

» … des tonnes de glace sur le vaisseau. Les antennes radio se sont brisées en premier. Puis j’ai vu plier les béquilles d’atterrissage – le tout au ralenti, comme en rêve.

» Ce n’est que lorsque le vaisseau s’est mis à osciller que j’ai compris ce que la chose essayait de faire. Nous aurions pu en réchapper… si seulement nous avions éteint ces lumières.

» C’est peut-être un phototrope, dont le cycle biologique est déclenché par le soleil filtrant à travers la glace. Cette chose a pu être attirée comme un papillon par une bougie. Nos projecteurs devaient être plus puissants que tout ce qui a jamais existé à la surface d’Europe…

» Et puis le vaisseau s’est renversé. J’ai vu la coque se fendre, un nuage de flocons se former quand l’humidité de l’air s’est condensée. Toutes les lumières se sont éteintes, sauf une qui se balançait au bout d’un câble à deux mètres du sol.

» Je ne sais pas ce qui s’est passé immédiatement après. Ce dont je me souviens, c’est de me retrouver debout sous la lumière, à côté de l’épave, entouré par une légère couche de neige fraîche. Je voyais très bien les traces de mes pas. J’avais dû courir ; il ne s’était peut-être écoulé qu’une minute ou deux…

» La plante… je croyais encore que c’était une plante… était immobile. Je me demandais si le choc l’avait endommagée. De grands morceaux, aussi épais que le bras d’un homme, s’étaient détachés comme des branches brisées.

» Et puis le tronc principal s’est remis en mouvement. Il s’est écarté de la coque et s’est remis à ramper vers moi. C’est à ce moment que j’ai su que cette chose était sensible à la lumière. Je me tenais juste au-dessous du projecteur de mille watts qui avait cessé de se balancer.

» Imaginez un chêne, ou mieux un banian avec son tronc et ses racines multiples, aplati par la pesanteur et essayant de ramper sur le sol. C’est arrivé à cinq mètres de la lumière, et cela s’est répandu jusqu’à former autour de moi un cercle parfait. C’était probablement la limite de sa tolérance – le point où son phototropisme se changeait en répulsion. Après quoi il ne se passa plus rien pendant plusieurs minutes. Je me demandais si c’était mort – finalement solidifié par le gel.

» Puis je vis qu’il se formait de gros bourgeons sur la plupart des branches. C’était comme de voir des fleurs s’épanouir au ralenti. En fait, j’ai pensé que c’étaient des fleurs, chacune aussi grosse que la tête d’un homme.

» Des membranes délicates et merveilleusement colorées commencèrent à se déplier. Même à un moment pareil j’ai eu l’impression qu’aucun être – aucune chose – n’avait encore pu voir ces couleurs. Elles n’avaient pas accédé à l’existence avant que nous apportions nos lumières – nos lumières fatales – sur ce monde.

» Des tiges et des vrilles qui remuaient faiblement… Je m’avançai jusqu’au mur vivant qui m’entourait, pour voir plus précisément ce qui se passait. Ni à ce moment ni à un autre je n’ai eu la moindre crainte de cette créature. J’étais sûr qu’elle n’était pas malveillante – si même elle était consciente.

» Il y avait des quantités de ces fleurs, très grandes, à divers stades de l’épanouissement. Maintenant elles me faisaient penser à des papillons émergeant à peine de leur chrysalide, les ailes froissées, encore faibles… Je me rapprochais de plus en plus de la vérité.

» Mais elles gelaient, elles mouraient aussitôt écloses et elles tombaient, l’une après l’autre, du bourgeon parental. Elles sautillaient alors quelques instants, comme des poissons échoués sur le rivage, et je compris enfin ce qu’elles étaient vraiment. Ces membranes n’étaient pas des pétales… mais des nageoires, ou leur équivalent. Je voyais le stade larvaire, aquatique, de la créature. Elle passe probablement une grande part de son existence enracinée au fond de l’océan, puis elle envoie ses rejetons mobiles à la recherche de nouveaux territoires. Tout à fait comme les coraux des océans terrestres.

» Je m’agenouillai pour voir de plus près une des petites créatures. Les couleurs si belles s’effaçaient, se mêlaient dans un brun terne. Quelques pétales-nageoires s’étaient cassés, transformés en éclats fragiles par le gel. Mais elle remuait encore, faiblement, et elle essaya de m’éviter quand je m’approchai. Je me demandai comment elle percevait ma présence.

» Puis je remarquai que les étamines – c’est ainsi que je les appelai – avaient toutes des petits points bleu vif à leur extrémité. On aurait dit de minuscules saphirs, ou les ocelles bleus qui parsèment le manteau des pétoncles, sensibles à la lumière, mais incapables de former des images véritables. Sous mon regard le bleu éclatant se ternit, les saphirs se changèrent en cailloux ordinaires…

» Docteur Floyd, ou quiconque est à l’écoute, je n’ai plus beaucoup de temps. Jupiter va bientôt masquer mon émission. Mais j’ai presque terminé.

» Je savais désormais ce que j’avais à faire. Le câble du projecteur pendait presque jusqu’au sol. J’ai tiré dessus deux ou trois fois, et la lumière s’est éteinte dans une gerbe d’étincelles.

» Je me demandais s’il n’était pas trop tard. Pendant quelques minutes, il ne se passa rien. Je marchai jusqu’à la muraille de branches enlacées qui m’entouraient et lui donnai des coups de pied.

» Lentement, la créature se mit à défaire ses nœuds et à se retirer vers le canal. La lumière était bonne, j’y voyais parfaitement. Ganymède et Callisto étaient au firmament, Jupiter avait l’aspect d’un croissant gigantesque, très mince, et il y avait une grande aurore boréale sur la face nocturne, à l’extrémité jovienne du champ magnétique d’Io. Je n’avais pas besoin de la lampe de mon casque.

» Je suivis la créature jusqu’au bord de l’eau, la stimulant de mes coups de pied quand elle ralentissait, sentant les fragments gelés s’écraser sous mes bottes… En approchant du canal, elle parut reprendre ses forces et son énergie, comme si elle savait qu’elle allait retrouver son habitat naturel. Je me demandais si elle survivrait, si elle refleurirait.

» Elle disparut sous la glace, abandonnant quelques larves mortes sur la surface hostile. Des bulles montèrent à la surface de l’eau jusqu’à ce qu’une croûte de glace se forme pour la protéger du vide. Ensuite je retournai jusqu’au vaisseau pour voir s’il restait quelque chose à sauver – je n’ai pas envie d’en parler.

» Docteur, je n’ai que deux requêtes à faire. Quand les taxonomistes classifieront cette créature, j’espère qu’ils lui donneront mon nom.

» Enfin, lorsqu’un vaisseau viendra de la Terre, demandez-leur de rapporter nos restes en Chine.

» Jupiter va nous séparer d’ici quelques minutes. J’aimerais savoir si quelqu’un reçoit mon message… De toute façon je le répéterai dès que nous serons de nouveau en vue… si mes réserves d’oxygène et d’énergie tiennent jusque-là.

» Ici le Pr Chang sur Europe signalant la destruction du vaisseau spatial Tsien. Nous nous sommes posés près du Grand Canal et nous avons installé nos pompes au bord de la glace… »

L’émission se tut brusquement, revint pendant une seconde et disparut complètement sous les parasites. Il ne devait plus jamais y avoir d’autre message du Pr Chang mais il avait déjà entraîné vers l’espace l’ambition de Lawrence Tsung.

 

6. L’aménagement de Ganymède

 

Rolf Van der Berg fut l’homme qu’il fallait, au moment opportun ; aucune autre combinaison n’aurait marché. C’est d’ailleurs ainsi que presque toute l’histoire se fait, naturellement.

Il était l’homme qu’il fallait, en sa qualité de réfugié afrikaner de la deuxième génération et de géologue ; les deux facteurs étaient également importants. Il se trouvait là où il le fallait, c’est-à-dire sur la plus grande des lunes jupitériennes, la troisième dans l’ordre des distances à Jupiter : Io, Europe, Ganymède et Callisto.

Le moment n’était pas si critique car l’information stationnait depuis près de dix ans dans les banques de mémoire mais Van der Berg ne la découvrit pas avant 2057 ; même alors, il lui fallut encore un an pour se convaincre qu’il n’était pas fou et ce ne fut qu’en 2059 qu’il demanda discrètement les archives originales, pour que personne ne puisse reproduire sa découverte. À ce moment-là seulement, il put sans risques consacrer toute son attention sur le problème principal : que faire maintenant ?

Tout avait commencé, comme c’est souvent le cas, par une observation, apparemment banale dans un domaine qui ne concernait même pas directement Van der Berg. Sa mission, comme membre de la Planetary Engineering Task Force, était d’inventorier et de cataloguer les ressources naturelles de Ganymède ; il n’avait pas à s’occuper du satellite interdit voisin.

Mais Europe était une énigme que personne – moins encore sa voisine immédiate – ne pouvait ignorer ou négliger longtemps. Tous les sept jours, elle passait entre Ganymède et le brillant mini soleil qu’était devenu Jupiter, provoquant des éclipses qui duraient parfois jusqu’à douze minutes. Quand elle passait au plus près, elle paraissait légèrement plus petite que la Lune vue de la Terre, mais rapetissait au quart de cette taille quand elle était de l’autre côté de son orbite.

Les éclipses étaient souvent spectaculaires. Juste avant de glisser entre Ganymède et Lucifer, Europe se transformait en un disque noir menaçant bordé d’une frange de feu rouge carmin, alors que la lumière du nouveau soleil était réfractée à travers l’atmosphère qu’il avait contribué à créer.

En moins d’une vie humaine, Europe s’était métamorphosée. La couche de glace de son hémisphère faisant perpétuellement face à Lucifer avait fondu pour former le deuxième océan du système solaire. Pendant dix ans, il avait bouillonné et écumé dans le vide qui le surplombait, jusqu’à ce qu’un équilibre fût atteint. Maintenant, Europe possédait une couche atmosphérique mince mais respirable – pas pour les êtres humains, néanmoins – de vapeur d’eau, d’hydrogène sulfuré, de bioxyde de carbone et de soufre, d’azote et de divers gaz rares. Bien que la partie du satellite appelée à tort nocturne fût gelée en permanence, une superficie de la grandeur de l’Afrique possédait maintenant un climat tempéré, de l’eau liquide et quelques îles dispersées.

Telle était presque la totalité des observations qu’avaient pu transmettre les télescopes placés en orbite autour de la Terre. Lorsque la première grande expédition fut lancée vers les lunes galiléennes, en 2028, Europe s’était déjà voilée d’une couverture de nuages permanente. Des sondages radar prudents révélèrent peu de chose en dehors d’un océan lisse sur une face et de glace également lisse sur l’autre ; Europe conservait sa réputation de territoire le plus plat du système solaire.

Dix ans plus tard, ce n’était plus vrai ; quelque chose de fantastique était arrivé à Europe. Une montagne solitaire, presque aussi élevée que l’Everest, avait à présent surgi de la glace dans la zone crépusculaire. On présumait qu’une quelconque activité volcanique – comme celle qui se produisait sans cesse chez sa voisine Io – avait projeté vers le ciel cette masse de matière. L’événement avait pu être déclenché par le flot de chaleur accrue provenant de Lucifer.

Mais cette explication évidente posait des problèmes. Le mont Zeus formait une pyramide irrégulière au lieu du cône volcanique habituel et les balayages au radar n’indiquaient aucune des coulées de lave caractéristiques. Quelques médiocres photographies obtenues grâce à des télescopes depuis Ganymède, pendant une dispersion momentanée des nuages, donnaient à penser qu’il était en glace, comme le paysage gelé qui l’entourait. Quelle qu’en fût l’explication, la subite apparition du mont Zeus avait apparemment traumatisé le monde qu’il dominait, car le dallage irrégulier formé par les glaces flottantes de la face nocturne avait complètement changé.

Un savant non conformiste avait avancé l’hypothèse que le mont Zeus serait un « iceberg cosmique », un fragment de comète tombé de l’espace sur Europe ; la surface tourmentée de Callisto prouvait amplement que de tels bombardements s’étaient déjà produits dans un lointain passé. Cette hypothèse provoquait l’inquiétude des « colons » de Ganymède, qui avaient déjà bien assez de problèmes. Ils furent très soulagés quand Van der Berg réfuta catégoriquement l’hypothèse ; une masse de glace de cette importance se serait brisée à l’impact, et sinon, la gravité d’Europe, malgré sa modestie, aurait vite provoqué son effondrement. Les mesures prises au radar révélaient que le mont Zeus s’enfonçait régulièrement et que sa forme générale ne changeait pas du tout. Ce n’était pas de la glace.

Bien sûr, le problème aurait pu être résolu par l’envoi d’une sonde à travers les nuages d’Europe. Mais la curiosité sur ce qu’il pouvait y avoir sous ce plafond perpétuellement bas était considérablement freinée par le souvenir du dernier message transmis par le vaisseau spatial Discovery juste avant sa destruction.

 

TOUS CES MONDES SONT À VOUS – SAUF EUROPE.

N’ESSAYEZ PAS DE VOUS Y POSER.

 

L’interprétation de ce message avait donné lieu à d’interminables discussions. Est-ce que les mots « vous y poser » s’appliquaient aux robots-sondes ou uniquement aux vaisseaux habités ? Et aux survols, habités ou non ? Ou aux ballons planant dans la haute atmosphère ?

Les savants auraient bien aimé le savoir mais le grand public était inquiet. Une puissance capable de faire exploser la plus énorme planète du système solaire ne devait pas être traitée à la légère. Et il faudrait des siècles pour explorer et exploiter Io, Ganymède, Callisto et les dizaines de satellites mineurs. Europe pouvait attendre.

Plus d’une fois, par conséquent, Van der Berg avait été prié de ne pas perdre un temps précieux en recherches sans importance pratique, alors qu’il y avait tant à faire sur Ganymède. (« Où pourrons-nous trouver du carbone, du phosphore, des nitrates pour les fermes hydroponiques ? L’escarpement Barnard est-il stable ? Y a-t-il un risque d’autres glissements de terrain en Phrygie ? » et ainsi de suite…) Mais il avait hérité de ses ancêtres Boers une réputation bien méritée d’obstination ; même en travaillant à ses nombreux projets, il continuait de regarder Europe par-dessus son épaule.

Et un jour, pendant quelques heures, un violent coup de vent dégagea le ciel au-dessus du mont Zeus.

 

7. Transit

 

I too take leave of all I ever had…

« Je prends aussi congé de tout ce que j’ai eu. » De quelles couches profondément enfouies de sa mémoire ce vers était-il remonté ? Heywood Floyd ferma les yeux et s’efforça de reconsidérer le passé. C’était certainement extrait d’un poème, mais il n’avait guère lu de vers depuis qu’il avait quitté l’université. Et même alors bien peu, sauf durant un bref séminaire de littérature anglaise.

Sans autre référence, il faudrait à l’ordinateur de la station pas mal de temps – jusqu’à dix minutes, peut-être – pour retrouver le vers dans tout l’ensemble de la littérature anglaise. Et ce serait tricher (sans parler du coût de l’opération), alors Floyd préférait relever le défi intellectuel.

Un poème de guerre, naturellement, mais… quelle guerre ? Il y en avait eu tant, au XXe siècle…

Il fouillait encore dans les brumes du souvenir quand ses invités arrivèrent, marchant avec cette lenteur gracieuse et souple particulière aux vieux habitués du sixième de G. La société de Pasteur était fortement influencée par la « stratification centrifuge » ; certaines personnes ne quittaient jamais le G zéro du Centre, alors que celles qui espéraient retourner sur la Terre préféraient s’installer sur la périphérie du gigantesque disque en lente révolution où la gravité était presque normale.

George et Jerry étaient maintenant les plus proches et les plus vieux amis de Floyd, ce qui était étonnant car ils avaient très peu de points communs évidents. En songeant à sa propre vie sentimentale quelque peu bouleversée – ses deux mariages, ses trois enfants –, il lui arrivait souvent d’envier la longue stabilité de leurs rapports, pas du tout perturbée, apparemment, par les « neveux » de la Terre ou de la Lune qui leur rendaient visite de temps en temps.

— Vous n’avez jamais songé à divorcer ? leur avait-il demandé un jour, pour les taquiner.

Comme d’habitude, George – dont le talent acrobatique et néanmoins profondément sérieux de chef d’orchestre était en grande partie responsable du renouveau de la musique symphonique – ne resta pas à court de réponse :

— Au divorce, jamais… Au meurtre, souvent.

— Et naturellement, il ne s’en tirerait jamais, riposta Jerry. Sébastien vendrait la mèche.

Sébastien était un magnifique perroquet que le couple avait pu garder avec lui après une longue bataille avec les autorités de l’hôpital. Il savait non seulement parler mais encore chanter les premières mesures du Concerto pour violon de Sibelius qui avait permis à Jerry – considérablement aidé par Antonio Stradivarius – de bâtir sa réputation un demi-siècle plus tôt.

Le moment était maintenant venu de dire adieu à George, à Jerry et à Sébastien, peut-être un au revoir de quelques semaines seulement, peut-être un adieu définitif. Floyd avait déjà pris congé de toutes ses autres relations au cours d’une suite de réceptions qui avaient mis à mal la réserve de vin de la station et ne voyait plus rien qui lui restât à faire.

Son comsec Archie, d’un modèle ancien mais encore en parfait état, avait été programmé pour s’occuper de tous les messages qui arriveraient, soit en répondant lui-même si possible, soit en lui faisant suivre à bord d’Univers ce qu’il pourrait y avoir d’urgent, d’insolite ou de personnel. Ce serait bizarre, après tant d’années, de ne pas pouvoir parler à qui il voulait mais, en compensation, il pourrait aussi éviter les importuns. Et après quelques jours de voyage, le vaisseau serait assez loin de la Terre pour que toute conversation en temps réel soit devenue impossible ; les communications devraient alors se faire par enregistrement de voix ou télétexte.

— Nous pensions que tu étais notre ami, se plaignit George. C’est un sale tour d’avoir fait de nous tes exécuteurs, d’autant plus que tu ne vas rien nous laisser.

— Vous aurez peut-être quelques surprises, répliqua Floyd en riant. D’ailleurs, Archie s’occupera de tous les détails. J’aimerais simplement que vous surveilliez un peu mon courrier, au cas où il y aurait quelque chose qui lui échappe.

— Si quelque chose lui échappe, à nous aussi probablement. Qu’est-ce que nous savons de toutes tes sociétés scientifiques et autres bêtises ?

— Elles n’ont besoin de personne. Veillez, s’il vous plaît, à ce que le personnel de nettoiement ne mette pas trop de désordre pendant mon absence… et si je ne revenais pas, voici quelques effets personnels que je voudrais faire porter… des affaires de famille, surtout.

La famille ! On ne vivait pas aussi longtemps que lui sans éprouver de peines, autant que de plaisirs.

Il y avait soixante-trois ans – soixante-trois ! – que Marion était morte dans une catastrophe aérienne. Il éprouvait maintenant un vague remords de ne pouvoir réveiller en lui le chagrin qu’il avait dû ressentir. Au mieux, il pouvait s’en faire une représentation mentale mais c’était une reconstitution artificielle, pas un authentique souvenir.

Ce qu’ils auraient été l’un pour l’autre, si elle était encore en vie ! Elle aurait tout juste cent ans, à présent…

Et aujourd’hui, les deux petites filles qu’il avait tant aimées étaient des étrangères aux cheveux gris, de près de soixante-dix ans, amicales certes, avec des enfants et des petits-enfants ! Au dernier recensement, il y en avait neuf, dans cette branche de la famille ; sans l’aide d’Archie, jamais il n’aurait pu se rappeler tous les noms. Mais au moins tout le monde se souvenait de lui à Noël, par devoir sinon par affection.

Son second mariage, naturellement, avait estompé les souvenirs du premier, comme une écriture postérieure sur un palimpseste médiéval. Lui aussi s’était terminé, il y avait cinquante ans, quelque part entre la Terre et Jupiter. Malgré son espoir d’une réconciliation avec sa femme et son fils, il n’avait eu le temps que d’une brève rencontre, entre toutes les cérémonies d’accueil, avant que son accident l’exilât à Pasteur.

Cette rencontre n’avait pas été une réussite, pas plus que la seconde – organisée à grands frais et au prix de mille difficultés à bord de l’hôpital spatial – en fait, dans cette même pièce. Chris avait alors vingt ans et venait de se marier ; s’il y avait une chose capable d’unir Floyd et Caroline, c’était la désapprobation face au choix de leur fils.

Pourtant, Helena s’était révélée une personne remarquable, une bonne mère pour Chris II, né un mois seulement après le mariage. Et lorsque, comme beaucoup d’autres jeunes femmes, elle avait été rendue veuve par la catastrophe de Copernic, elle n’avait pas perdu la tête.

Il y avait une singulière ironie dans le fait que Chris I et Chris II avaient tous deux perdu leur père dans l’espace, bien que différemment. Floyd était brièvement revenu à son fils de huit ans pour qui il était un parfait inconnu ; Chris II avait au moins vécu avec son père pendant la première décennie de sa vie, avant de le perdre à jamais.

Et était Chris II, à présent ? Ni Caroline ni Helena – devenues les meilleures amies du monde – n’avaient l’air de savoir s’il était sur la Terre ou dans l’espace. Mais ça, c’était typique de son tempérament ; seules des cartes postales portant le cachet de la base de Clavius avaient informé sa famille de sa première visite sur la Lune.

La carte que Floyd avait reçue était encore collée au-dessus de son bureau. Chris avait un excellent sens de l’humour… et de l’Histoire. Il avait envoyé à son grand-père la célèbre photo du monolithe de Tycho dominant les silhouettes en combinaison spatiale réunies autour de lui, il y avait plus d’un demi-siècle. Tous les autres membres de ce groupe étaient morts et le monolithe lui-même ne se trouvait plus sur la Lune. En 2006, après bien des controverses, il avait été transporté sur la Terre et installé sur l’esplanade des Nations unies – reflet extraterrestre de l’immeuble principal érigé sur la place. L’intention était de rappeler à la race humaine qu’elle n’était plus seule ; cinq ans plus tard, avec Lucifer flamboyant dans le ciel, ce rappel n’était plus nécessaire.

Les doigts de Floyd tremblèrent un peu – parfois sa main droite lui semblait animée d’une volonté propre – quand il détacha la carte de la paroi et la glissa dans sa poche. Ce serait presque le seul effet personnel qu’il emporterait à bord d’Univers.

— Vingt-cinq jours, dit Jerry. Tu reviendras avant qu’on s’aperçoive que tu es parti. Et, au fait, c’est vrai que tu auras Dimitri à bord ?

— Ce petit cosaque ! s’écria George avec mépris. J’ai dirigé sa Seconde Symphonie en 22.

— Est-ce que ce n’était pas quand le premier violon a vomi pendant le largo ?

— Non, c’était Mahler, pas Mihailovitch. Et d’abord c’était un cuivre, personne n’a rien remarqué, à part le malheureux joueur de tuba, qui a vendu son instrument dès le lendemain.

— C’est une blague !

— Naturellement, mais fais toutes mes amitiés à ce vieux sacripant et demande-lui s’il se souvient de cette sacrée nuit que nous avons passée à Vienne. Qui d’autre y aura-t-il à bord ?

— J’ai entendu d’horribles rumeurs de recrutement forcé, hasarda Jerry.

— Fort exagérées, je puis vous l’assurer. Nous avons tous été personnellement choisis par Sir Lawrence pour notre intelligence, notre esprit, notre charme, notre charisme et autres vertus rédemptrices.

— Pas parce que vous étiez des cobayes tout désignés ?

— Ma foi, maintenant que tu en parles, nous avons tous dû signer un document officiel déprimant, absolvant à l’avance la Compagnie Spatiale Tsung de toute faute. La copie en est dans ce dossier, au fait.

— Aurions-nous des chances de toucher quelque chose avec ? demanda George.

— Non, mes avocats disent que c’est en béton. Tsung s’engage à me transporter à Halley et retour, à me fournir de quoi manger, de l’eau, de l’air et une chambre avec vue.

— Et en échange ?

— Quand je reviendrai, je ferai de mon mieux pour promouvoir de futures croisières, je donnerai des conférences vidéo, j’écrirai quelques articles – exigences somme toute très raisonnables en échange d’une telle expérience. Ah oui, je distrairai aussi mes compagnons de voyage, et vice versa.

— Comment ? En dansant et en chantant ?

— Eh bien, j’espère infliger des morceaux choisis de mes Mémoires à un auditoire captivé. Mais je ne crois pas que je pourrai concurrencer les professionnels. Savez-vous qu’Yva Merlin sera à bord ?

— Quoi ! Comment ont-ils fait pour l’arracher à sa cellule de Park Avenue ?

— Elle doit avoir au moins cent ans et… Oup ! Pardon, Hey.

— Elle en a soixante-dix, plus ou moins cinq.

— Oublie les moins. J’étais tout gosse quand Napoléon est sorti.

Un long silence tomba, pendant lequel les trois hommes évoquèrent leurs souvenirs de cette œuvre mémorable. Quelques critiques avaient considéré que Scarlett O’Hara était son meilleur rôle mais, pour le grand public, Yva Merlin (née Evelyn Miles, à Cardiff, au pays de Galles) était encore Joséphine. Il y avait presque un demi-siècle, la superproduction controversée de David Griffith avait enchanté les Français et fait enrager les Britanniques, encore qu’aujourd’hui les deux camps fussent d’accord pour reconnaître que ses impulsions artistiques l’avaient poussé à bousculer un peu l’Histoire, surtout dans la séquence finale spectaculaire du couronnement de l’Empereur dans l’abbaye de Westminster.

— C’est un sacré scoop pour Sir Lawrence, observa George, tout pensif.

— Je crois qu’un peu de cet honneur me revient. Le père d’Yva était astronome – il a travaillé un moment avec moi – et elle a toujours été fort intéressée par les sciences. Alors j’ai donné quelques coups de vidéo.

Heywood Floyd ne jugea pas nécessaire d’ajouter que, comme une fraction substantielle de la race humaine, il était tombé amoureux d’Yva dès la sortie de GWTW Mark II, le remake d’Autant en emporte le vent.

— Bien entendu, reprit-il, Sir Lawrence était enchanté mais j’ai dû le convaincre qu’elle avait plus qu’un intérêt distrait pour l’astronomie. Autrement, le voyage aurait été une catastrophe mondaine.

— Ce qui me rappelle…, dit George en exhibant le petit paquet qu’il tentait, assez maladroitement, de cacher derrière son dos. Nous avons un petit cadeau pour toi.

— Je peux l’ouvrir tout de suite ?

— Tu crois que c’est prudent ? demanda anxieusement Jerry.

— Dans ce cas, je l’ouvre ! déclara Floyd en dénouant aussitôt le ruban de satin vert vif.

C’était une peinture joliment encadrée. Floyd ne s’y connaissait pas beaucoup mais il avait déjà vu ce tableau ; d’ailleurs, qui pourrait jamais l’oublier ?

Le radeau de fortune secoué par les vagues était plein de naufragés à demi nus, certains déjà moribonds, d’autres faisant des signes désespérés à un navire visible à l’horizon. Dessous, il y avait la légende :

 

LE RADEAU DE LA MÉDUSE

(Théodore Géricault, 1791-1824)

 

Et, plus bas, un message signé de George et Jerry : « Le plus amusant, c’est le voyage. »

— Vous êtes deux beaux salauds mais je vous adore, dit Floyd en les embrassant tous les deux.

Le voyant ATTENTION clignotait sur le tableau de commandes d’Archie ; il était temps de partir.

Les amis s’en allèrent dans un silence plus éloquent que des mots. Pour la dernière fois, Heywood Floyd contempla la petite pièce qui avait été son univers pendant près de la moitié de sa vie.

Et, subitement, il se rappela la fin du poème :

I have been happy ; happy now I go.

« J’ai été heureux ; heureux je pars aujourd’hui. »

 

2061 : odyssée trois
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